Procès Lumbala à Paris : quand l’Ituri réclame justice et que Bemba échappe encore à la vérité
- mutambak96
- 12 nov.
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Le procès de Roger Lumbala, ouvert à Paris le 12 novembre 2025, ravive la mémoire d’un des épisodes les plus sombres de la Seconde Guerre du Congo.
Au nom de la compétence universelle pour les crimes les plus graves, la justice française s’est saisie du dossier des massacres d’Ituri, perpétrés en 2002 lors de l’opération « Effacer le tableau », l’une des campagnes les plus sanglantes de l’histoire congolaise récente. Mais dans le box des accusés, il manque une pièce maîtresse : Jean-Pierre Bemba, véritable commandant des troupes responsables de ces atrocités.
Lumbala, son allié de circonstance, n’était qu’un exécutant - un pion dans une guerre orchestrée à distance par un chef de guerre ambitieux, soutenu par l’Ouganda et mû par la soif du contrôle des mines d’or et des richesses de l’Ituri.
Aujourd’hui, alors que Lumbala doit répondre de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, Bemba, lui, siège au gouvernement, protégé par le pouvoir et par l’oubli
Une guerre née de l’ambition et du sang
Au tournant des années 2000, tandis que Kinshasa négociait une paix fragile sur les décombres de la Seconde Guerre du Congo, une autre guerre ravageait l’Ituri dans l’ombre. Cette région de l’est de la RDC, riche en or, diamants et bois, devint un champ de bataille ethnique et armé où des groupes rebelles, soutenus par l’Ouganda et le Rwanda, s’affrontaient pour le contrôle des territoires et des ressources. Les tensions ancestrales entre Hema éleveurs et Lendu agriculteurs, attisées par des manipulations coloniales et des interventions étrangères, explosèrent en violences massives, avec des centaines de massacres, viols et crimes qui ont marqué l’Ituri de fin 1999 à début 2003.
Les protagonistes ?
Trois mouvements nés de la fragmentation du Rassemblement congolais pour la démocratie : le Mouvement de libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba, basé au nord-ouest mais étendant ses tentacules à l’est avec l’appui ougandais ; le RCD–Mouvement de libération (RCD-ML) de Mbusa Nyamwisi, aligné sur Kinshasa et intégrant des milices Lendu et Ngiti via son Armée populaire congolaise (APC) ; et le RCD–National (RCD-N) de Roger Lumbala, opérant dans le nord de l’Ituri et le Haut-Uélé, souvent allié au MLC pour exploiter des diamants à Bafwasende. D’autres factions comme l’Union des patriotes congolais (UPC) de Thomas Lubanga, dominée par les Hema, le Front des nationalistes et intégrationnistes (FNI) des Lendu, et le Front de résistance patriotique en Ituri (FRPI) des Ngiti, alimentaient le chaos. Derrière ce puzzle, l’Ouganda et ses Forces de défense du peuple (UPDF) orchestraient, favorisant les Hema au détriment des Lendu et armant des factions pour sécuriser des intérêts miniers.
Le rêve ougandais du FLC et l’échec de la fusion
Le 17 janvier 2001, Kampala proclama la création du Front de libération du Congo (FLC), unifiant sur le papier le MLC, le RCD-ML et le RCD-N pour rationaliser la rébellion contre Kinshasa. Mais l’objectif caché était de consolider le pillage ougandais des zones minières du Nord-Est. Le mirage dura à peine six mois : les ego clivaux — Bemba, avide de ressources, refusant de partager le pouvoir avec Nyamwisi dans son fief — firent éclater l’alliance. Bemba, humilié, reprit ses territoires et rumina sa revanche, tandis que les accords de paix comme ceux de Sun City en avril 2002 ou Luanda en septembre échouaient à stopper les violences, les groupes armés poursuivant leurs agendas économiques et ethniques, recrutant jusqu’à 40 % d’enfants soldats dès 7 ans dans des forces comme l’UPC.
Lumbala, la marionnette d’un dessein sanglant
Isiro et l’Ituri représentaient un enjeu vital : carrefours logistiques, mines d’or à Mongwalu et Kilomoto, forêts lucratives. Bemba, depuis son quartier général de Gbadolite, visait à y implanter le MLC, mais ses troupes, éparpillées, manquaient de souffle. Il trouva en Lumbala un pion parfait : un chef sans base solide, dépendant du soutien du MLC et des Ougandais, à qui Bemba promit armes et gloire en échange d’une conquête fulgurante. Lumbala mordit à l’hameçon, mais il n’était que façade. Les véritables maîtres d’œuvre étaient les colonels du MLC comme Constant Ndima (devenu général) ou des majors comme Freddy Ngalimu, qui dirigeaient sur le terrain. Leur ordre : “Effacer le Tableau”, une opération pour conquérir les territoires du RCD-ML dans l’Ituri et le Nord-Kivu, avec un soutien sporadique de l’UPC et des UPDF.
“Effacer le Tableau” : la terreur comme méthode
Lancée en octobre 2002, l’offensive conjointe du MLC et du RCD-N s’abattit d’abord sur Mambasa le 12 octobre, puis s’étendit à Teturi, Byakato, Mongwalu et Nizi jusqu’en janvier 2003, avec des violences persistantes jusqu’en mars. Officiellement une reprise de positions, c’était en fait une campagne de “nettoyage” systématique, utilisant la terreur pour éliminer toute opposition perçue. Plus de 173 civils furent massacrés à Mambasa, Teturi et Byakato pour le seul mois d’octobre, avec des villages incendiés - jusqu’à 1 000 maisons à Songolo en août par l’UPC en représailles similaires -, du bétail volé et des biens détruits pour effacer toute trace. Des milliers de viols systématiques, y compris sur enfants et en public, transformèrent les femmes en armes de guerre ; des cas de cannibalisme et de mutilations, où des rebelles consommaient des organes de Pygmées pour des “pouvoirs magiques”, servaient de rituels psychologiques. Les cibles ethniques : Nande, Bambuti (Pygmées, avec 60 000 à 70 000 tués, soit 40 % de leur population locale), Lendu, Hema, Alur et Bira, accusés de loyauté envers Nyamwisi. À Nyakunde en septembre, plus de 1 200 Hema et Bira périrent sous les coups du FRPI et de l’APC en vengeance.
La vengeance personnelle de Jean-Pierre Bemba
Le MLC de Bemba, souvent perçu comme discipliné ailleurs, se mua en Ituri en machine de vendetta. Frustré par l’éclatement du FLC et l’échec de son expansion orientale, Bemba ordonna depuis Gbadolite une frappe impitoyable contre le fief de Nyamwisi, supervisant l’opération comme commandant en chef. Ses troupes, principales exécutantes, semaient la mort pour terroriser et soumettre, mutilant victimes et exposant corps sur les routes pour briser les résistances. Les “rituels” macabres - cannibalisme, fétichisme, sacrifices -amplifiaient l’horreur, un spectacle destiné à vider les zones d’opposants. Un ancien combattant le résumait : “Ce n’était plus une guerre, mais la croisade de Bemba contre Mbusa. Lumbala n’était qu’un étendard planté sur les cadavres.”
Quand la justice ferme les yeux sur le vrai coupable
Aujourd’hui, Roger Lumbala croupit en détention en France depuis 2021, jugé pour complicité en crimes contre l’humanité - meurtre, torture, viol, esclavage - sous juridiction universelle, son procès s’ouvrant ce 12 novembre 2025 à Paris. Accusé d’avoir ordonné et fourni les moyens, il est soutenu par des témoignages de survivants et son rôle dans l’alliance MLC. Mais l’architecte suprême, Jean-Pierre Bemba, reste intouchable. Superviseur de l’opération, commandant des troupes impliquées, cité comme responsable dans des enquêtes pour abus en Ituri, il a été acquitté par la CPI en 2018 pour des crimes en Centrafrique, niant toute participation directe de ses colonels et prétendant des sanctions internes comme les trois ans infligés à Freddy Ngalimo pour insubordination. Cette impunité sélective est un scandale : Bemba, bénéficiaire de l’appui ougandais en armes et renseignements, fut le stratège, Lumbala le fusible.
Le pacte Tshisekedi–Bemba : alliance d’intérêts et impunité organisée
L’impunité de Jean-Pierre Bemba ne tient pas seulement à des hasards judiciaires : elle repose sur un pacte politique scellé au sommet de l’État.
Craignant qu’un jour la justice française ne s’intéresse à son rôle dans les crimes commis en Ituri, l’ancien chef de guerre s’est arrimé avec méthode au pouvoir de Félix Tshisekedi, jusqu’à devenir l’un de ses piliers les plus utiles au sein de l’Union Sacrée.
Une alliance de survie, bâtie sur la peur d’être jugé et l’appétit du pouvoir.
Lors de la campagne présidentielle de 2023, Bemba s’est transformé en procureur politique, s’attaquant sans retenue à Moïse Katumbi, qu’il accusa publiquement de “double nationalité” et de collusion avec les rebelles du M23. Il alla jusqu’à évoquer des “hackers russes” sans jamais produire la moindre preuve. Cette offensive n’avait qu’un but : montrer sa loyauté au président Tshisekedi et s’imposer comme le défenseur bruyant d’un régime qu’il espérait ainsi rallier définitivement à sa cause.
Le calcul fut payant. En récompense de ce zèle, Félix Tshisekedi lui confia le ministère de la Défense, pensant tirer parti de ses prétendues “compétences militaires”.
Mais ce fut un désastre : sous sa tutelle, l’armée congolaise accumula les revers les plus humiliants, tandis que les détournements de fonds et les scandales logistiques se multipliaient. Bemba profita de son poste pour reconstituer, dans l’ombre, une fortune colossale, perdue après dix années de détention à la Cour pénale internationale.
Révoqué du ministère de la Défense, le président le recycla au ministère des Transports, un portefeuille aux circuits financiers juteux. Là encore, les affaires controversées se sont succédé : contrats opaques autour du nouvel aéroport de Ndjili, en partenariat avec l'opérateur indien Rahim Dhrolia, pour un montant estimé à 400 millions de dollars ; marchés publics attribués sans transparence, notamment dans les permis biométriques ; et l’achat d’avions à usage personnel sous couvert de programmes gouvernementaux.
Autant d’opérations qui ont permis à Bemba de consolider ses réseaux, d’acheter son immunité politique et de narguer la justice internationale. Sous le vernis d’un ministre respecté, il demeure un ancien chef de guerre réhabilité par un pouvoir qui préfère fermer les yeux sur son passé sanglant.
Cette alliance entre Tshisekedi et Bemba n’est pas une simple entente de circonstance : c’est un pacte d’impunité réciproque. Le premier y trouve un allié redoutable, capable d’attaquer ses opposants avec un zèle qu’aucun partisan n’oserait afficher ; le second y trouve la protection qui le met à l’abri des tribunaux. Deux hommes que tout oppose en apparence, mais que le pouvoir unit dans une même logique de survie politique.
Voilà ce qu’est aujourd’hui l’impunité en République démocratique du Congo : la récompense du silence, la protection du compromis, et l’oubli du sang versé.
Le prix de l’impunité
Les cicatrices de l’Ituri saignent encore : forêts hantées par des tombes anonymes, enfants-soldats devenus adultes marqués à vie, communautés décimées sans réparations. La justice partielle prolonge la souffrance, le procès de Lumbala n’étant qu’un fragment d’une vérité tronquée. Pour être universelle, elle doit frapper tous : l’exécutant, le commanditaire, le manipulateur. Bemba n’était pas spectateur — il en fut le maître d’œuvre silencieux, transformant le sang en outil de pouvoir. Et aujourd’hui, il convertit cette impunité en cash et en pouvoir, au détriment d’un pays qui crève sous la corruption.
L’Ituri n’oublie pas
Les survivants de Mambasa, Teturi, Byakato et Mongwalu n’ont ni stèles ni justice pleine, mais leurs murmures persistent dans la terre rougie : “Le temps n’efface pas le tableau. Le sang ne s’efface jamais.”
Et tant que des Bemba paradent en ministres, la RDC reste une farce tragique.




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